Elisende Coladan
Pervers Narcissiques ou enfants sains du Patriarcat?
Elisende Coladan
Le pervers narcissique a été défini, en France, en 1987, par Paul-Claude Racamier, psychiatre et psychanalyste, d’abord dans des articles, puis dans son ouvrage « Génie des origines »[1]. Ensuite, cette notion a été reprise par un autre psychiatre et psychanalyste, Alberto Eiguer en 1989 dans « Le Pervers narcissique et son complice »[2], où il est présenté comme un cas spécifique de la personnalité narcissique. Il s’agit là d’un être qui vit son amour de soi au dépend de l’autre et par sa dépréciation. Il a un immense besoin de contrôle et de domination pour aller bien. La description des caractéristiques des individus pervers et destructeurs pour des personnes de leur entourage, notamment des femmes, est arrivé jusqu’au grand public, par le livre « Le Harcèlement moral: « La violence perverse au quotidien » de Marie-France Hirigoyen, psychiatre et psychothérapeute, publié en 2010.
Depuis, le terme a été de plus en plus utilisé en France,. Il en est question presque systématiquement quand y a des mensonges, des manipulations ou des violences pour contrôler et assujettir l’autre, notamment dans un couple. Je ne compte pas le nombre de femmes que je reçois en consultation, qui pensent être sous l’emprise d’un pervers narcissique [3] et lisent tous les articles ou livres qu’elles peuvent trouver, pour essayer de LE comprendre. Et depuis peu, des hommes se demandent s’ils le sont car leur compagne le leur reproche. Cependant, si personnalité perverse narcissique il y a, il s’agit bien d’un être qui va faire en sorte d’annihiler l’autre, de l’amener à une destruction psychique, allant jusqu’au suicide.
Selon les spécialistes, la structure psychique du pervers narcissique est telle qu’il n’y a justement « rien à faire » face à lui, si ce n’est prendre les jambes à son cou et le fuir. Cet être serait irrémédiablement clivé. Je me demande pour ma part si ce n’est pas plutôt que ce genre d’individu se sent protégé, par une société qui lui permet d’agir en toute impunité dans une sorte de « toute puissance ». Exactement comme l’homme qui harcèle dans la rue, en plein jour, en poursuivant sa proie avec forces mots « fleuris et sifflements stridents » ou celui qui, sans raison, balance un « sale pute, salope », en croisant une femme. Il s’agit ici clairement de comportements visant à se sentir puissant, à montrer que c’est l’homme qui a le contrôle de la rue et peut soumettre la femme qui n’a qu’une possibilité apparente: fuir*. Il ne s’agit en aucun cas de drague maladroite avec l’intention de séduire mais bien de domination.
Dans le monde hispanophones, dans les milieux féministes, l’expression « enfants sains du patriarcat » est de plus en plus utilisée, quand il s’agit de parler de ces soi-disant coups de folie ou d’impulsions irrépressibles qui « expliquent » les violences contre les femmes. Qu’exprime-t-elle ?
Elle vient de la constatation que quasiment toujours, lorsqu’il est question de frotteurs dans le métro, d’harceleurs ou de violeurs, une pulsion sexuelle incontrôlable est évoquée, qui permettrait d’expliquer ces actes. Les hommes auraient ainsi des accès de démence, irrésistibles et incompréhensibles ou une structure psychique, une maladie mentale qui les feraient agir de la sorte. Ceci sans tenir compte du contexte social et notamment des mécanismes oppressifs et de domination existants dans notre société patriarcale. Ce sont typiquement les caractéristiques de la culture du viol, qui tend à déresponsabiliser les auteurs de violences sexuelles. C’est le même mécanisme qui est mis en place, pour les crimes passionnels, qui sont en fait des féminicides. Classiquement, quand une femme veut quitter son compagnon ou même, quand elle commence à se révolter contre certains agissements, comme une jalousie extrême, des interdictions l’empêchant d’agir librement, des tentatives de l’isoler de son entourage social et familial, un homme devient, encore une fois, comme fou et ne se maîtrise plus. Prenant parfois une arme occasionnelle, il va agresser physiquement sa compagne, allant jusqu’à la tuer. D’autres fois, c’est une colère « froide » qui va l’amener à agir avec préméditation, selon un plan conçu pour le laisser libre de tout soupçon. Depuis des temps immémoriaux, la folie a permis d’expliquer ces agissements qui sont, en fait, des mécanismes de domination, dans lesquels la femme est vue comme un objet qu’il faut pouvoir soumettre, voire faire disparaître si elle se révolte.
Luis Bonino, psychothérapeute espagnol, a écrit de nombreux articles et des ouvrages[4] passionnants et méconnus en France, analysant le fait qu’en Occident, la « normalité psychique » est essentiellement masculine et que ce sont les femmes qui présentent les pathologies les plus fréquentes lesquelles, bien évidemment, peuvent être étudiées et « guéries » grâce à différentes approches thérapeutiques. C’est ainsi que, lorsqu’un homme est maltraitant et violent, notamment contre sa compagne, cela très souvent reste invisible pour son entourage et dès que cela éclate au grand jour, ce n’est explicable que par un « coup de folie », ou bien, comme cela semble être le cas pour le concept de pervers narcissique, par une structure mentale contre laquelle il serait impossible d’agir. Le fait est, que ces accès violents ou le mécanisme destructeur de la perversion narcissique, trouvent leur terreau dans la sphère de l’intime. D’où la surprise ou l’incrédulité, fréquentes, quand ces violences sont révélées . Comment un homme si tranquille, si aimable, qui adore rendre service, peut-il être l’auteur de tels comportements ? Un homme, somme toute, qui extérieurement semble absolument équilibré. Un homme qui pourrait être notre collègue, notre ami, notre voisin. Un homme au-dessus de tout soupçon, en parfaite santé mentale.
Il serait temps de se pencher autrement sur ces fonctionnements psychiques, en les intégrants dans notre contexte social patriarcal. Plutôt que continuer à écrire et à décrire les comportements des pervers narcissiques, il faudrait se pencher sur la structure sociale qui fait qu'un très grand nombre hommes [5] peut agir en tout impunité et comprendre également les raisons qui font que les femmes, malgré toutes les publications et documentaires sur le sujet, continuent à subir, en silence, des comportements violents de la part de leur compagnon, sans rien dire, dans la honte et dans la culpabilisation. Si au lieu de se concentrer essentiellement sur les caractéristiques psychiques de ces individus, le regard se portait sur les structures sociales qui leur permettent d’évoluer à leur aise et de répéter leur comportement de relation en relation, un véritable travail d’éducation et de prévention se mettrait en place qui pourrait amener un réel changement.
[1] Le Génie des origines, Payot, 1992, puis repris dans « Les perversions narcissiques », Payot, 2012.
[2] Le Pervers narcissique et son complice, Dunod, 2004
[3] Ou PN, expression de plus en plus utilisée.
[4] “Hombres y violencia de género: más allá de los maltratadores y de los factores de riesgo”, Ministerio de Asuntos Sociales, 2008
https://www.joaquimmontaner.net/Saco/dipity_mens/micromachismos_0.pdf
[5] Les femmes qui ont un profil qui correspondrait à la perversion narcissique semblent exister, mais sont infiniment moins nombreuses.
*La fuite est une réponse réflexe de notre amygdale cérébrale face à une situation de menace. Il est possible d'apprendre à réagir autrement, notamment en pouvant confronter et répondre. Pour cela, je recommande vivement de participer à des formations d'auto-défense féministe. Il existe plusieurs associations qui les proposent en France, la majorité ayant été formé par Garance ABSL à Bruxelles : http://www.garance.be/spip.php?rubrique65
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fred (dimanche, 03 mars 2019 00:56)
Franchement bravo ! c'est exactement ce que je pense ... mais vous le dites mieux ! trop peu de voix s'élèvent en ce sens.
Elisende Coladan (dimanche, 03 mars 2019 09:37)
Merci. D'autres articles suivront.
Bria (mardi, 12 novembre 2019 14:31)
Très bon article, merci
LuLu (mardi, 28 janvier 2020 14:09)
"Les femmes sont moins nombreuses" et pourtant pour ma part j'ai croisé ces comportements majoritairement chez des femmes. S'il y a de vraies études sur les proportions de PN selon le genre, ce serait intéressant.
Elisende Coladan (mercredi, 29 janvier 2020 13:33)
Je me disais aussi ... Je m'étonnais que ce genre de commentaire ne soit pas encore apparu sous cet article.
Ce serait intéressant, effectivement, que vous preniez la peine de bien lire et surtout comprendre ce qui y est écrit. Car il y est clairement dit qu'il ne s'agit pas de s'attarder sur le PN mais bien prendre en compte le contexte social patriarcal dans lequel ce genre de personnalité sévit. Par ailleurs, ce n'est aucune nouveauté que constater que des femmes peuvent reproduire des comportements machistes.
Quant à votre expérience ? C'est-à-dire? Vous travaillez avec des femmes victimes de violences ? Vous avez pris conscience que l'on violente, que l'on assassine des femmes parce que femmes? Si ce n'est pas le cas, il serait temps de le faire !