L’amour romantique : une construction patriarcale
Elisende Coladan
La première fois, il y a déjà plusieurs années, que j’ai entendu cette expression pour nommer la manière comment nous imaginons et vivons nos relations amoureuses, la présentant comme une construction culturelle, c’est dans les textes de Coral Herrera Gomez[1]. Ce fut une révélation, telle celle des photographies que je développais dans une petit labo dans ma salle de bain, pendant ma jeunesse. J’ai commencé à voir apparaître des éléments, rares et flous puis, progressivement, l’image est devenue plus nette pour finir par être d’une évidence lumineuse. La description de cette construction, ses mécanismes, ses effets et conséquences, son lien direct avec le processus de l’emprise, avec les violences machistes et conjugales, ainsi qu’avec les féminicides [2] fait l’objet de nombreux ouvrages, ateliers et formations dans les pays hispanophones. C’est devenu un concept bien connu, qui a permis et permet que de très nombreuses femmes comprennent qu’il s’agit de comportements appris et non pas naturels, qu’elles prennent conscience de comment et pourquoi elles vivaient, au nom de l’amour, sous domination, acceptaient et subissaient des violences de toutes sortes, sans arriver à s’en sortir.
Je me rends compte que, lorsque j’en parle en France, régulièrement, seul le mot amour est retenu, comme si romantique allait de soi, y était intrinsèque. Ou bien alors, seul le romantisme[3] est entendu, et certaines s’emploient à m’expliquer mon erreur, voire ma soi-disant méconnaissance de l’histoire de la littérature et des arts, en m’expliquant les « charmes de l’amour courtois ». D’autres me disent que l’amour romantique est beau, loin des relations sexuelles de passage et sans lendemain.
D’abord, j’ai pensé que c’était parce qu’il s’agissait une notion nouvelle, méconnue en France, fort peu reprise par les féministes francophones [4]. Mais en y réfléchissant, je pense que cela va au-delà. Car comprendre ce que cela signifie, oblige à regarder nos relations amoureuses autrement, à voir comment se construit une manière de vivre les relations qui est totalement inégalitaire et aliénante. Comment en France, le romantisme est vu comme un aspect très positif de l’amour. Alors qu’il est le lit de la culture du viol « à la française », comme l’exprime [5] dans une interview pour un magazine espagnol[6] : en France, « il y a une manière de comprendre les relations qui est basée sur une certaine forme de domination masculine ». L’amour romantique y est donc l’Amour, censé être naturel, universel et incontestable.
Mais alors, l’amour romantique, qu’est-ce que c’est ? Si, effectivement, l’expression prend ses racines dans le romantisme du XVIIIe siècle, c’est surtout une construction patriarcale et capitaliste de l’amour, inégalitaire et nocive pour les femmes, qui a pris vraiment son essor avec l’après-guerre et n’a été qu’en augmentant. D’abord occidentale, par les médias[7], elle s’est étendue progressivement pour atteindre toutes les cultures, avec différentes déclinaisons selon les contextes. Il s’agit d’une idéalisation de l’autre dans la relation, accompagnée de pensées obsédantes et d’émotions intenses, communément appelées « la passion amoureuse ». Elle s’exprime par toute une série d’altérations physiques bien réelles, comme une augmentation de certaines hormones, des palpitations, des perturbations de l’alimentation et du cycle du sommeil (attention: il s'agit bien des effets et non pas d'une définition de l'amour romantique) . C’est une construction sociale, où le couple est central, et permet toute sorte de dominations: économique, sociale, reproductive et sexuelle des femmes par les hommes[8]. C’est donc un système oppressif à l’origine de trop nombreuses formes de violences faites au nom de l’amour, allant de la drague au viol, jusqu’au meurtre dit « passionnel », en passant par le harcèlement.
En lisant, il a quelques mois, une anthologie de textes d’Andrea Dworkin[9], féministe radicale étatsunienne, j’ai réalisé qu’elle parlait, très tôt, « d’amour romantique », dans une lettre poignante à son premier amour [10] puis dans un texte autobiographique[11]. Elle avait donc très bien compris, comment cette idéalisation de l’amour, cette structure relationnelle oppressive, l’avait amenée à vivre la violence sexuelle avec son premier « grand amour » qu’elle a quitté « parce qu’elle l’aimait »[12], puis la violence conjugale avec son mari. Voici ce qu’elle a écrit au sujet de sa première relation « romantique » : « J’ai commencé à comprendre qu’il n’y avait rien de bon ou de romantique ou de noble dans les mythes que je vivais ; qu’en fait les mythes avaient pour effet de me priver de mon intégrité charnelle, de paralyser ma créativité, de m’éloigner de moi-même. » Car, effectivement, l’amour romantique est fondé sur toute une série de mythes, auxquels nous sommes exposées dès notre plus jeune âge et qui colonisent complètement notre esprit, nous menant à croire que l’amour romantique est ce qu’il peut nous arriver de meilleur dans une vie. Pour n’en citer que quelques-uns : l’amour est plus fort que tout, nous sommes des êtres incomplets, il y a quelque part quelqu’un qui nous correspond et qui nous est destiné [13], l’amour véritable est un état fusionnel où les deux personnes se suffisent à elles-mêmes, il est normal de ressentir de la jalousie, aimer s’accompagne obligatoirement de souffrances, etc.
Il est essentiel de prendre conscience des mécanismes de la construction de l’amour romantique, pour pouvoir les rendre visibles, pour pouvoir les déjouer, pour pouvoir imaginer une autre manière d’aimer, plus égalitaire, faite de soins des un.e.s envers les autres, d’entraide, de dialogue et d’écoute. Pour cela, il est nécessaire de s’informer, de prendre son temps lorsqu’une relation commence, de lire les romans, de voir les films et les séries avec un œil critique et il est important d’éduquer nos enfants de manière différente, sans « rose et bleu », et sans histoires d’amour et de princesses Disney.
L’analyse féministe de l’amour romantique, en tant construction culturelle patriarcale, est indispensable, afin de comprendre les enjeux relationnels actuels, comment au nom de « l’amour romantique » nous subissons des mécanismes oppressifs et comment l’instrumentalisation de ces mécanismes mène à toute une série de violences et aux féminicides.
[1] Écrivaine et communicatrice féministe espagnole qui vit au Costa Rica, connue pour sa critique de l’amour romantique. "La construction socio-culturelle de l'amour romantique » 2011 http://haikita.blogspot.fr/2011/02/libro-la-construccion-sociocultural-del.html
Présentation en français
[2] Le concept de féminicide est né en Amérique Latine. Il est actuellement dans le code pénal de plusieurs pays (la Bolivie, l'Argentine, le Chili, le Costa Rica, la Colombie, El Salvador, le Guatemala, le Mexique et le Pérou) et est considéré comme un fait aggravant s'il a été commis par un partenaire.
[3] Le romantisme est mouvement littéraire et culturel européen des XVIIIe et XIXe siècles privilégiant l’idée du moi et les thèmes de la nature et de l’amour. Il exacerbe les sentiments personnels, notamment la passion et la souffrance.
Lire la suite sur : https://www.etudes-litteraires.com/figures-de-style/romantisme.php
Lire la suite sur : https://www.etudes-litteraires.com/figures-de-style/romantisme.php
[4] J’ai trouvé deux textes féministes français sur le sujet, l’un parle « d’amour patriarcal » https://radfemresistancesorore.wordpress.com/2017/12/11/lamour-patriarcal-est-une-arnaque-monumentale-par-hortense-dulac/
et l’autre d’amour tout court https://revolutionfeministe.wordpress.com/2018/01/17/la-justification-du-controle-masculin-par-lamour/
mais, il s’agit bien, à quelques nuances près, de ce qui dans les pays hispanophones est appelé « amour romantique ».
[5]Valérie Rey-Robert, « Une culture du viol à la française », éditions Libertalia, février 2019, Paris.
http://editionslibertalia.com/catalogue/hors-collection/une-culture-du-viol-a-la-francaise
[6] “En Francia denunciar las agresiones sexuales nos convierte en traidoras a la nación” - Enric Bonet – ctxt.es
[7] Alimenté par tout un imaginaire romantique : les fleurs, les cœurs, la musique, le coup de foudre, les âmes sœurs, l’homme riche et puissant qui tombe amoureux d’une femme d’une toute autre condition économique, la femme qui « sauve » l’homme d’une tragédie grâce à son amour et dévotion, l’intellectuel qui séduit la jeune artiste, etc.
[8] Même si ce système se retrouve également dans bien des relations hors de la norme du couple hétérosexuel, comme des relations entre personnes LGBTQ.
[9] Andrea Dworkin, « Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas ». Traduction TRADFEM. Préface: Christine Delphy, éditions Syleps, novembre 2017. https://www.syllepse.net/souvenez-vous-resistez-ne-cedez-pas-_r_62_i_711.html
[10] In ibidem, « Premier amour »
[11] In Ibidem, « Ma vie d’écrivaines », extrait de « Contemponary Authors Autobiography Series », vol. 21, mars 1995 .
Pour des extraits de l’anthologie, consulter : https://tradfem.wordpress.com/2018/01/11/andrea-dworkin-des-extraits-de-lanthologie/
[12] Elle répète souvent ce fait dans sa lettre. Je le comprends ainsi : ayant réalisé qu’elle vivait une relation « d’amour romantique », la seule manière de sortir des violences, était de quitter son compagnon. Si elle ne l’avait pas aimé, dans cette forme d’amour, elle n’aurait très probablement pas accepté les violences subies.
[13] Les « fameuses » âmes sœurs ou flammes jumelles.
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