Pour une relecture féministe du célibat des femmes
Elisende Coladan
L’image de la célibataire, femme à chats, vivant mal sa supposée solitude, est tellement négative qu’il est fort intéressant de s’y attarder. Qu’est-ce qui fait que, dans notre société patriarcale, l’image d’une femme célibataire ne peut pas être associée à une vie choisie, libre et indépendante, à des relations autres que monogames et hétérosexuelles ? Pourquoi, si une femme a une ou plusieurs relation(s) sexo-affective(s) (en même temps ou pas, hétéros ou pas), si elle a un fort réseau d’amitiés ou quelques amitiés importantes mais vit seule, elle est considérée comme un femme qui vit des expériences (car elle ne sait pas trop ce qu’elle veut et se cherche) ou éprouve un besoin de vie indépendante et de « solitude » avant de trouver « la bonne personne » ou est considérée comme une salope ? Pourquoi une femme qui est passionnée par son travail et s’y consacre pleinement, ne donnant pas une place centrale à sa ou ses relation(s) sexo-affective(s), est considérée comme une aigrie ou une « mal baisée » ? Pourquoi une femme qui fait le choix de vivre seule malgré de grosses difficultés financières est généralement renvoyée à la possibilité de se mettre en couple pour sortir de sa situation économique, sans voir qu’au minima, elle ne serait pas bien avec cette personne et que cela pourrait l’amener à devenir dépendante de quelqu’un qui peut l’opprimer et la dominer ? Pourquoi tant de jeunes femmes recherchent-elles à être en couple à tout prix, pour ne pas se sentir mises à l’écart, alors que l’idée même de vivre en couple ne leur convient pas ? Pourquoi de nombreuses femmes, alors qu’elles ont un réseau d’ami.e.s, cherchent perpétuellement quelqu’un d’autre, passent des heures sur des sites de rencontre, vont d’expérience en expérience, non pas par choix, mais par espoir de trouver, enfin, quelqu’un avec qui « s’encoupler [1] » ? Pourquoi ces femmes vont jusqu’à se demander ce qui ne va pas bien chez elles, ou ce qu’elles ne font pas bien ? Pourquoi vont-elles culpabiliser, avoir honte de leur situation et en souffrir ?
Cette injonction constante au couple crée un réel mal-être chez un grand nombre de femmes, principalement chez les trentenaires et les divorcées, et les mènent souvent à se mettre en couple avec des personnes qui ne leur conviennent pas et à vivre une vie commune dont elles n’ont pas nécessairement envie. Voire « tomber amoureuse » de personnes avec qui s’installe une relation de forte dépendance, par peur de « se retrouver » seules et de qui elles acceptent des situations qu’elles n’accepteraient pas dans d’autres relations, toujours à cause de cette peur de ne plus « être en couple ».
Il est nécessaire d’associer couple hétérosexuel et patriarcat et réfléchir à la place prédominante et hiérarchisante du couple dans notre société. Sans cela, il est impossible de sortir d’une série de répliques ou de multiplication de formes relationnelles proches du couple traditionnel, notamment adultérin, dans lesquelles l’infidélité est un "non-dit" largement accepté. Cela peut prendre la forme de couples dits « ouverts » avec une relation centrale et d’autres secondaires, voire très secondaires et trop souvent surtout sexuelles. Ou bien encore de triades ou de trouples [2], qui peuvent vivre ensemble ou pas. Donnez le nom que vous voulez à ces formes relationnelles: polyamorie, polyamour hiérarchique ou pas, libertinage, échangisme, polylibertinage, amours plurielles… Elles ne font que reproduire, majoritairement, des mécanismes propres à la monogamie, en les occultant et en les démultipliant.
La monogamie est un système qui convient parfaitement à notre société patriarcale et capitaliste, comme le démontre Brigitte Vasallo [3]. En premier lieu, parce que le couple crée automatiquement une forme d’unité économique articulée par des prêts bancaires, des achats importants comme ceux d’un logement ou d’une voiture ainsi que, très souvent, un compte joint. Bref, tout ce qui constitue le patrimoine. - ces mêmes liens financiers qu’il est si compliqué de défaire au moment des séparations ou des divorces -. En second lieu, parce qu’être en couple hiérarchise automatiquement toutes les relations, le mettant de facto au sommet, et peut parfois amener jusqu’à un isolement de la femme (bien connu dans les dynamiques d’emprise) de son entourage amical et familial. Cette dynamique monogame repose sur des imaginaires ou des structures amoureuses transmises à travers la littérature et les médias [4]. Structures tellement ancrées dans notre société que la grande majorité des tentatives de vivre des relations autres que monogames n’arrive pas à s’en détacher et ne repose pratiquement que sur une idée de la multiplication du nombre de personnes qui entrent en relation et sur deux éléments principaux : l’amour (avec tous les mythes et stéréotypes de l’amour romantique) et la sexualité. Des notions comme l’engagement, l’entraide ou le prendre soin (« care ») y sont pratiquement absentes.
Lors du 3ème congrès des Non-Monogamies qui s’est tenu, en novembre dernier, à Barcelone, Mari Luz Esteban a proposé de décentrer l’amour et ne plus le mettre au cœur de nos vies. Car ce système amoureux hégémonique a profondément anéanti nos libertés, à nous les femmes, tout au long de l’histoire.
Parmi les différentes propositions qu’elle a évoquées, deux me paraissent d’une extrême importance :
— Apostasier la monogamie : Il s’agit de comprendre que la monogamie n’est qu’une croyance sociale de laquelle il est possible de se détacher volontairement. Que c’est une doctrine fondée sur des hiérarchies relationnelles au sommet desquelles elle se trouve.
— Récupérer et relire l’histoire des femmes célibataires : reconnaître qu’il existe d’autres formes de cohabitation ou de vivre-ensemble que le couple et neutraliser les stigmates qui frappent les femmes célibataires.
Combien d’entre nous, avons vécu cette situation où nous avons une amie avec qui nous nous entendons particulièrement bien et un jour cette personne « se met en couple », arrêtant de participer à des activités communes. Ou celle de la voisine en couple, avec qui nous n’échangions que des vagues bonjours, alors que nous étions célibataires ou divorcées et qui, à partir du moment où elle-même divorce, tout à coup se rapproche de nous et crée une relation d’entraide, notamment s’il y a des enfants ? Nous devrions sérieusement nous interroger sur cette manière de vivre les relations qui tournent autour d’un couple en position centrale. Où les réseaux d’appui sont ceux formés par la famille et les ami.e.s qu’il est possible d’avoir en commun (surtout s’il s’agit d’autres couples) et où toutes les relations précédentes sont reléguées à un arrière-plan, souvent fort éloigné.
Combien d’entre nous ont senti, réellement senti, lors d’une rencontre, comme une force irrépressible qui fait aller vers cette personne, imaginer pouvoir construire une relation avec elle, sans vraiment la connaître [5] (peut-on réellement connaître quelqu’un que l’on a fréquenté quelques mois ou même un an ?), sentir intérieurement comme une force supérieure qui fait prendre des décisions remettant complètement en cause notre vie, comme changer de logement, choisir un autre travail, partir vivre dans un autre lieu, sans que cela fasse forcément partie de ce que nous espérions ou de ce que nous souhaitions avant ? Cette même force qui fait que nous nous éloignons de nos proches, en formant un cocoon protecteur autour du couple, nous oubliant dans cette bulle qui n'est pas toujours protectrice.
Il est temps de réviser la conception de nos relations, de décentrer la monogamie, d’arrêter de la multiplier en ayant des relations non-monogames qui ne font qu’additionner les mêmes modes de pensée et de fonctionnement. Il serait bon de s’interroger sur cette manière de vivre les relations dans laquelle les notions de communauté affective, de réseau de soutien et d’entourage amical sont quasiment oubliées.
Pourquoi ne pas imaginer de vivre à plusieurs ami.e.s, non pas uniquement par besoin économique, mais parce que nous souhaitons être ensemble, avec chacune son espace ou son lieu de vie ? Pourquoi ne pas envisager de vivre seule tout en ayant un réseau de relations, fluides mais présentes, où la priorité ne sera pas systématiquement donnée au sentiment amoureux ni à un besoin de sexualité, mais au prendre soin et à l'affection ?
Ce changement de paradigme n’est possible que si le regard social sur les femmes célibataires change. Si notre propre regard sur nous-mêmes et notre entourage se métamorphose. Tant qu’une femme qui vit seule sera stigmatisée, qu’elle se sentira mise à l’écart ou, au contraire, mise constamment à une place qui ne lui convient pas, comme celle d’une éventuelle partenaire (affective, sexuelle, de vie …), il sera illusoire, pour une femme, d’imaginer vivre des relations qui lui conviennent de manière satisfaisante.
Sans une véritable réflexion féministe sur la manière dont nous vivons nos relations, nous continuerons à reproduire des modèles qui ne fonctionnent plus, qui ne nous conviennent pas et qui nous violentent, tout en nous demandant pourquoi nous n’y arrivons pas, pourquoi cela est si complexe et si difficile à vivre.
[1] « Encouplement » est un néologisme créé par le philosophe Vincent Cespedes pour désigner l'obligation de former un couple, c'est-à-dire de se lier de façon exclusiviste et officielle à un partenaire amoureux. http://dictionnaire.sensagent.leparisien.fr/encouplement/fr-fr/
[2] C’est-à-dire un « couple » à trois ou plus, mais avec la même hiérarchisation et les mêmes mécanismes que le couple, cette relation restant centrale dans la vie des personnes qui la composent.
[3] « La monogamie n’est pas une pratique, mais un système oppresseur » https://www.eldiario.es/sociedad/Brigitte-Vasallo_0_867563606.html
[4] Voir mes articles sur « l’amour romantique »
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