Attendre le bon ?
Elisende Coladan
Un des mythes de l’amour romantique le plus fréquent est celui qui explique que quelque part il y a quelqu’un qui nous correspond totalement, avec qui l’entente sera unique, merveilleuse, et ce sera la bonne personne pour nous. C’est une personne unique, la seule qui peut nous comprendre, qui nous correspond totalement, avec qui la vie à deux est merveilleuse, magique, incroyable. C’est l’entente harmonieuse, parfaite, comme si l'on se connaissait depuis toujours. Pas besoin de parler, les regards suffisent. Peu importe les obstacles, l'amour que nous avons l'un pour l'autre est plus fort que tout. Certain.e.s parleront d’âmes sœurs, d’autres de flammes jumelles[1] . Peu importe, le message est clair : il faut être patiente, parfois passer par des années de solitude (comprendre : sans être en couple) ou bien vivre de multiples relations insatisfaisantes mais un jour, nous le reconnaîtrons, ce sera lui.
Combien de femmes vivent dans l’attente de ce jour où, enfin, elles rencontreront cet homme avec qui elles seront, enfin, heureuses ? En attendant, elles vivent, sont et se sentent célibataires ou désespérées de tomber que sur des « perdants ». Elles vivent seules ou en colocation, elles étudient, travaillent, sortent, voyagent, s’occupent … Certaines ont déjà été mariées, ont des enfants qu’elles élèvent seules. Ce sont des femmes actives, qui connaissent parfois des fins de mois difficiles, qui sont souvent épuisées et vivent tant bien que mal leur célibat, et qui … attendent. Elles font des expériences, vont d’expérience en expérience, elles espèrent, tombent sur toute sorte d’individus, avec lesquels ça marche un temps, ça va plus ou moins bien, puis les quittent ou sont quittées et elles recommencent à attendre. Aujourd’hui, il est facile, notamment grâce aux sites et applications de rencontres, de connaître beaucoup de personnes et de croiser la route d’hommes de tous horizons. Il devrait être simple alors, de rencontrer « le bon ». Seulement, d’une part, des hommes ont bien compris les bénéfices qu’ils peuvent tirer de cette attente et, soit se montrent sous des aspects « parfaits », sachant prendre leur temps, être à l’écoute, s’adaptant à l’autre et lui apportant ce qu’elle souhaite, puis changent radicalement, une fois la relation bien assise, soit profitent de ce vaste marché consumériste, en ayant une approche également calculée et bien rodée, construite avec des sms sympas, des lieux branchés ou promenades nature et un peu de tendresse, leur permettant d’avoir des rencontres sexuelles autant qu’ils veulent[2] et de disparaître[3] quand cela ne leur convient plus, voire immédiatement après la rencontre sexuelle, tout simplement. Et d’autre part ce fameux « bon » n’existe que dans l’esprit conditionné à l’attendre et l’espérer, à l’imaginer tellement fort, que plein de petits signes qui devraient alerter et indiquer que la relation ne va pas si bien qu’espéré, sont mentalement effacés, au nom de LA rencontre amoureuse.
Notre société patriarcale et capitaliste est ainsi faite : d’un côté des hommes qui peuvent (potentiellement et, en tout cas, de manière socialement acceptée) avoir toutes les rencontres sexuelles qu’ils veulent (et s’ils ne peuvent pas, considèrent que c’est injuste et vont, pour certains, jusqu’à se venger de la situation par des féminicides[4]), qui imposent souvent des scénarios sortis du porno et violent ainsi, à loisir, en toute impunité, des femmes supposées « consentantes » ou bien recherchent une femme qui s’occupe d’eux, de leur intérieur, leur tienne compagnie, leur permette d’avoir « une famille parfaite », avec laquelle frimer devant les potes parce qu’elle est belle et intelligente, sans trop se préoccuper de ce que cette femme souhaite pour elle-même. De l’autre, des femmes qui vont de rencontre en rencontre, se demandant ce qui cloche, se remettant en question, oubliant de se fier à leur ressenti et acceptent des relations dysfonctionnelles et maltraitantes, vivant des violences psychologiques et sexuelles, qui laissent des séquelles[5] et qui attendent qu’un jour, enfin, au détour d’un écran ou d’un festival, ou d’un bar, ou d’un dîner entre ami.e.s elles trouveront le « bon ». Patientes, elles attendent, passent des heures à discuter de leurs (mes)aventures entre copines, à se dire qu’un jour elles le rencontreront (« un jour mon prince viendra » version Tinder).
Ayant bien compris, combien cette attente peut être frustrante et fastidieuses, les magazines féminins publient des articles incitant à vivre pleinement la vie … en l’attendant ! De prendre le temps de se reconstruire après une autre relation, d’en tirer des leçons et d’être forte pour se préparer à cet homme merveilleux qui arrivera, bientôt, c’est sûr, compenser le temps de l’attente. D’en profiter pour prendre leur vie en main, pour avoir des projets personnels, pour décider d’être soi-même, de faire une thérapie pour panser les blessures et se reconstruire, de ne pas perdre le temps en rencontres vaines, d’hommes qui ne savent pas apprécier la femme « formidable » qu’elles sont.
Le célibat[6] y est présenté comme un temps « entre », un temps qui peut être agréable tant qu’il est amené à ne pas (trop) durer. Et si au lieu de voir le célibat comme une parenthèse, il était présenté comme un mode de vie, qui permet d’éviter un bon nombre de violences machistes, qui peut convenir à beaucoup de femmes, qui donne la possibilité de profiter de son temps, de vivre pour soi-même, et non dans l’attente du« bon » ?
Il faut arrêter d’attendre, une bonne fois pour toutes, arrêter de voir le couple comme le haut de l’Everest à atteindre à tout prix. Imaginer d’autres chemins à suivre, d’autres manières de vivre, d’être entre amies, de voir le travail autrement que comme une manière de payer un crédit. Vivre pleinement ce qu’il y a à vivre. Comme lutter contre les violences faites aux femmes, ou pour la sauvegarde de la planète, pour la sororité , pour l’accueil des migrants [7]. Oublier l’amour romantique et son imaginaire fait de coups de foudre et de relations merveilleuses, avoir des relations de compagnonnage et d’entraide, basées sur le dialogue et l’échange et arrêter d’attendre, encore et encore, le « bon » !
[1] Les âmes sœurs sont connectées au niveau « terrestre » de l'âme tandis que les âmes jumelles sont connectées au niveau « divin ». Estelle Maillard | Différences âmes jumelles et âmes sœurs
[2] Car il est bien connu que les hommes ont « des besoins sexuels » à satisfaire et qui doivent être satisfaits … Il serait bon également de s’interroger sur l’utilisation que beaucoup d’hommes font de ces sites, qui ressemble étrangement à celle qu’ils font de la prostitution.
[3] Le fameux « ghosting » : partir sans aucune explication. Ne plus répondre aux appels. Disparaître de la vie de l’autre.
[4] Les incels, pour involuntary celibate, sont des d'hommes qui n’acceptent pas leur manque de succès auprès des femmes et réagissent avec des actes machistes, allant jusqu’au féminicide.
[5] Je pense que la grande majorité des femmes a vécu des violences sexuelles. Que celles-ci augmentent considérablement avec les rencontres faites via les sites où des individus abreuvés de scènes tirées du porno, viennent pour y trouver des femmes sur lesquelles assouvir leurs « besoins » sexuels sous couvert de rencontre affective ou purement sexuelle.
[6] Voir mon article précédent : https://www.therapie-feministe-elisende.com/2019/12/16/pour-une-relecture-f%C3%A9ministe-du-c%C3%A9libat-f%C3%A9minin/
[7] Tout en restant vigilantes, car dans le milieu militant, il y a de véritables prédateurs qui avancent sous couvert de discours gauchistes, anarchistes, écologiques, végans ou féministes.
Écrire commentaire