Réflexions sur le fait d'être autiste et travailler en thérapie féministe
Elisende Coladan
Depuis un peu plus de six ans, j’accompagne des femmes neuroatypiques [1]. Cela s’est fait progressivement et je me souviens très bien de mes hésitations lorsque j’ai annoncé, pour la première fois, la possibilité de l’autisme pour une femme qui était venue en consultation pour une tout autre raison. Quelques mois après, elle en avait la confirmation par un psychiatre et des neuropsychologues. A l’époque, j’en étais au début de la compréhension de ma propre neuroatypie.
J’ai longtemps hésité à écrire cet article. Autant je dis assez facilement que je suis autiste aux personnes neuroatypiques que j’accompagne en thérapie féministe ou encore à celles avec qui l’alliance thérapeutique est bien établie[2], autant l’écrire et le rendre visible sur mon site professionnel me semblait (et me semble encore) difficile. Si je franchis le pas, c’est que je le considère nécessaire. Il est important, d’une part, de visibiliser les femmes autistes en tant que professionnelles et, d’autre part, rendre visible notre compétence pour accompagner des femmes neuroatypiques comme nous.
J’ai divisé mon récit en trois parties que je publierai séparément, afin d’en faciliter la lecture. La première explique mon parcours, avec de nombreuses hésitations, vers le diagnostic, la deuxième présente des exemples de femmes autistes et thérapeutes qui m’inspirent, la troisième porte sur mon accompagnement thérapeutique avec des femmes neuroatypiques.
Première partie : comment j’ai compris que j’étais autiste
Tout a commencé lorsque le psychologue qui me suivait, il y a maintenant dix ans, m’a dit en fin de séance : « vous êtes peut-être autiste ». Nous étions en 2013 et j’avais 53 ans. J’ai eu l’impression que ma tête allait exploser en l’entendant. Quand il a prononcé ce mot, je me souviens parfaitement que j'ai immédiatement eu à l'esprit le film "Rain man" et je me suis dit que je n'avais rien à voir avec ce personnage. J'ai été sidérée et j'ai immédiatement rejeté l'idée. Cela n'avait aucun sens pour moi. J'ai arrêté la thérapie. J'allais mieux, j'avais réussi à surmonter les raisons qui m'avaient amenée à le consulter. Je ne voyais pas comment continuer avec quelqu'un qui pouvait penser que j'étais autiste, sans plus d’explications. J’étais totalement chamboulée.
J’ai d’abord refusé l’idée, en vain, alors qu’elle n’arrêtait pas de hanter mon esprit. Je ne sais plus combien de temps après cette consultation, je me suis souvenue d'une vidéo que j'avais gardé dans "mes favoris" de mon ordinateur. C'était celle de «In my language" de Mel Baggs [3]. En la regardant, quelques temps auparavant, elle m’avait émue et je m'étais identifiée à certains de ces propos. La revoir m’a amenée a beaucoup de réflexions, notamment sur le fait que nous pouvons être considéré.es comme « déroutant.es », alors qu’en fait ce sont les personnes neurotypiques qui sont dérouté.es car incapables de comprendre notre fonctionnement [4]. Nous, nous passons notre vie à nous adapter tant bien que mal, au leur !
A partir de ce moment-là, je me suis mise à faire beaucoup de recherches sur l’autisme sur Internet. Je suis très rapidement tombée sur le film racontant la vie de Temple Gradin [5] qui là aussi m’a captivée. J’ai poursuivi en regardant des documentaires sur elle, en lisant ses livres, notamment « Dans le cerveau des autistes » [6], qui venait d’être traduit en français. A la fin, il y a un test pour savoir si on est autiste et le résultat avait été probant. En même temps, je terminais mes études pour être sexothérapeute.
Un peu plus d’une année plus tard, je suis retournée chez mon psy et je lui ai demandé s’il voulait bien être mon superviseur puisque j’allais débuter comme thérapeute. Ce qu’il a accepté et a même fait plus, en m’envoyant mes premier.es client.es. Nous avons alors parlé de mes recherches et lectures, il m’a expliqué qu’il avait eu un cours sur l’autisme chez les adultes, lorsqu’il était étudiant à Paris VIII et que je lui avais rappelé ce qu’il y avait appris, d’où son hypothèse. Mais, il ignorait quelles étaient les démarches à suivre pour être diagnostiqué.e [7]. Je lui ai demandé d’au moins écrire ce qu’il avait remarqué et qui l’avait amené à cette idée, ce qu’il n’a jamais fait, m’avouant qu’il trouvait cela trop compliqué. Je me suis sentie désemparée et pour essayer de trouver compréhension et soutien, je me suis inscrite sur des forums ainsi qu’à des groupes de personnes autistes sur Facebook. C’est comme ça que j’ai entendu parler de Rudy Simone [8] et que j’ai su qu’elle venait en France en août 2016. Je suis donc allée à sa conférence et j’ai pu lui parler. J’étais en plein questionnement, je venais de quitter mon travail salarié où je m’épuisais [9]. Nous nous sommes revues après sa présentation. Pour elle, pas de doute que j’étais autiste et elle m’a offert son livre « L'Asperger au féminin » [10]que j’ai dévoré. Dans ce livre, à la fin, il y a une liste de traits de la femme Asperger, dans lesquels je me suis évidemment retrouvée.
Auparavant, lors d’une première rencontre, en 2015, à Barcelone, sur les « Amours Plurielles » [11], j’ai entendu pour la première fois des personnes se définir comme autistes et là aussi, cela m’a beaucoup interpellée. Je me suis alors interrogée sur le fait que parmi les personnes non-monogames[12], il y avait peut-être plus de neuroatypiques que dans la population en général.
L’idée suivait son chemin. Selon les périodes je la trouvais complètement saugrenue et à d’autres, je m’identifias totalement aux descriptions que je lisais ou j’entendais. J’avais des moments de gros doute : peut-être je m’étais trop informée sur le sujet et je m’étais sur-identifiée comme ayant des caractéristiques autistiques ? Quatre années sont passées ainsi, entre questionnements et éléments de confirmation. Tout cela occupait énormément d’espace mental, me faisait être constamment en auto-observation et en recherche d’indices. C’est ainsi que, finalement, en 2017, j’ai décidé d’aller voir un psychiatre [13]. Après deux entretiens, il m’a proposé de prendre rendez-vous avec une neuropsychologue pour passer les tests nécessaires à l’établissement d’un diagnostic. Ce qui représentait une somme assez importante. A cette époque-là, après juste deux années à mon compte, je m’en sortais à peine financièrement et j’ai dû y renoncer. Cependant, l’avoir rencontré m’a un peu tranquillisée, car j’y ai senti une début de confirmation que j’étais probablement autiste. Le besoin d’avoir tout de même un diagnostic n’a fait qu’en être augmenté. C’est ainsi qu’un an plus tard, j’ai vu passer une petite annonce d’un doctorant qui cherchait des personnes diagnostiquées et non diagnostiquées afin de leur faire passer des tests. Je lui ai écrit et nous nous sommes rencontrés à trois reprises. La première pour prendre contact et faire une anamnèse, puis les autres pour passer différents tests [14], le tout suivi par une restitution par téléphone. Même s’il s’agissait d’un bilan diagnostique non-officiel [15], les résultats indiquaient clairement que j’étais dans le spectre de l’autisme. À la suite de cela, je pense avoir eu besoin d’une bonne année pour intégrer l’idée que j’étais réellement autiste. Depuis quelque temps, je m’interroge également sur un TDA hypoactif.
Avant mon diagnostic, j’avais commencé à en parler à mon entourage, avec des réponses très diverses, mais généralement, peu aidantes. Je ne pense pas pouvoir oublier, la fois où j’en ai parlé à une connaissance de plusieurs années, qui a ri en m’entendant énoncer la possibilité de l’autisme. Cela m’a déboussolée et vulnérabilisée. Je ne savais pas comment et à qui pouvoir le dire. J’aurai envie de le dire systématiquement, avec l’illusion que cela résoudrait les problèmes de communication, que cela amènerait automatiquement de la compréhension et de la bienveillance. Force m’est de constater que c’est rarement le cas. Trop rarement. Sauf de la part de personnes elles-mêmes neuroatypiques ou qui le sont potentiellement.
Après mon diagnostic, j’en ai un peu plus parlé. A mes filles, notamment. J’ai ressenti beaucoup d’incompréhension de leur part. J’ai dû faire preuve de patience. Pourtant, je les soupçonne d’être toutes deux neuroatypiques. L’aînée a été diagnostiquée HPI enfant et pendant son parcours scolaire, il a souvent été question de TDA-H. Pour la plus jeune, aucun diagnostic, mais le HPI a été évoqué par certains enseignants, ainsi qu’un autre « trouble », par une enseignante, sans plus de précision. Récemment, l’aînée a évoqué le fait que leur père est probablement « Asperger ». Ce qui ne m’étonnerait pas. J’ai l’impression qu’elles avancent dans l’acceptation que je suis autiste et dans la compréhension de leur propre neurodivergence.
Côté amitié, c’est très dur aussi. J’ai beaucoup de connaissances par le monde, mais j’ai perdu quasiment toutes mes amitiés d’enfance et d’adolescence. J’ai vécu dans 4 pays pendant cette période de ma vie. Mon enfance à Barcelone, jusqu’à mes 9 ans. Puis au Chili jusqu’à mes 13 ans, ensuite en El Salvador jusqu’à 15 ans et finalement au Maroc, jusqu’à mon bac, à 19 ans. Très curieusement, le seul pays où j’ai gardé des amies, avec qui j’ai encore des liens, que j’ai revues à l’âge adulte, c’est celui où j’ai le moins vécu : El Salvador. Est-ce que c’est parce que c’est le seul où je suis allée dans un collège catholique de filles ? Est-ce parce que c’est dû à la culture du pays ? Est-ce que c’est parce que c’est le seul pays où je suis retournée vivre et où j’ai travaillé, notamment dans la recherche archéologique ? [16] En tout cas, je ne sais quelle peut être leur réaction face à mon autisme assumé et explicite, puisque je n’en ai revu aucune depuis. Elles le savent certainement par mes publications sur Facebook, où j’en ai beaucoup parlé, tout au long de mon lent processus. En dehors de mes amies, rares sont les personnes qui comprennent et je reçois parfois des réactions qui me déstabilisent beaucoup, comme celle d’une assistante sociale à la retraite qui m’a dit que « je ne ressemblais en rien aux « mongoliens » et autistes avec lesquels elle avait travaillé » ! Il m’est aussi arrivé que des personnes que je connaissais depuis peu, ont coupé tous les ponts dès que je leur en ai parlé. D’autres encore m’ont fait remarquer qu’elles me trouvaient de plus en plus autiste[17] et que cela les dérangeaient.
Aujourd’hui, sauf quand je le fais comme un acte militant, je parle plutôt de certaines caractéristiques, comme mes hypersensibilités ou j’utilise le terme de neurodivergence. Il y a quelques semaines encore, lors d’une formation avec des psychologues, il y en a qui m’ont demandé si j’étais vraiment sûre d'être autiste !
J’ai trouvé un mode de vie qui me convient, proche de la Nature, dans une petite ville où peu de personnes me connaissent. Je ne consulte pratiquement qu’en ligne et j’ai un emploi du temps que je module à ma convenance. Comme je suis amenée, à cause de mon parcours professionnel [18] non linéaire, du fait d'avoir arrêté de travailler pour m'occuper de mes enfants, de mon divorce et parce que que j’ai vécu longtemps hors de France, à devoir travailler bien au-delà de l’âge de la retraite, il est extrêmement important que je puisse le faire dans de bonnes conditions.
[1] Terme qui désigne un fonctionnement neurologique et cognitif inné différent de celui qui est majoritaire. Il a été proposé par et pour la communauté autistique pour ensuite s’élargir à haut potentiel, qui présentent un trouble dys (dyslexie, dyspraxie, dyscalculie, …) ou un déficit de l'attention (TDA-H). Il existe également le terme neurodivergence.
[2] Généralement parce que je me trouve à devoir expliquer certaines hypersensibilités au son ou à la lumière, notamment parce que je consulte quasi exclusivement en ligne, ou bien encore mes nombreuses dys (un mot pour un autre, des difficultés à en prononcer certains, une erreur de date …).
[4]https://www.researchgate.net/publication/313252475_Neurotypical_Peers_are_Less_Willing_to_Interact_with_Those_with_Autism_based_on_Thin_Slice_Judgments
[6] https://www.odilejacob.fr/catalogue/psychologie/psychiatrie/dans-le-cerveau-des-autistes_9782738130877.php
[7] Ce qui me paraît, avec le recul, surprenant car tout psychologue devrait pouvoir orienter vers des psychiatres ou des neuropsychologues formés aux neuroatypies, même s’ils.elles sont encore rares.
[9] J’ai systématiquement démissionné de tous les travails salariés que j’ai pu avoir. Après quelques années, j’étais épuisée (je pense aujourd’hui, proche du burn-out) et je n’avais plus le goût à ce que je faisais. Depuis que je suis à mon compte et encore plus, depuis ces deux dernières années où je vis dans une petite ville des Pyrénées et je travaille quasiment exclusivement en ligne, je me sens, enfin, beaucoup mieux.
[12] Quelques années plus tard, en novembre 2019, j’ai présenté un premier travail de recherche dans ce sens (non publié) sur femmes dans le spectre autistique et non-monogamies, au 3è Congrès des Non-monogamies à Barcelone https://nmciconference.com/2021/06/05/archives-from-the-3rd-nmci-barcelona-2019/
[14] AAA (Adult Asperger Assessment, Baron-Cohen et al. en 2005 puis traduit en français en 2011) et le RAADS dans sa version en 80 items (Échelle diagnostique del'autisme et de l'Asperger de Ritvo, Ritvo Autism Asperger Diagnostic Scale-Revised, RAADS-R). Et, plus surprenant, le test de Rorschach (souvent contesté comme critère diagnostique de l’autisme), puisque cela faisait partie de sa recherche doctorale https://interpsy.univ-lorraine.fr/events/soutenance-de-these-antoine-frigaux/
Un article sur le sujet :
[15] Mon expérience dans la démarche diagnostic m'a permis de comprendre combien c'est à la fois un privilège d'en obtenir un, mais aussi une démarche problématique, puisqu'officiellement ce sont des médecins ou psychiatres qui l'établissent à partir (ou pas) de bilans établis par des neuropsychologues ou tout simplement des personnes de leur service formées à les faire passer (majoritairement des femmes). Aujourd’hui, alors que je pourrais, financièrement, passer un bilan diagnostique, j’ai lu beaucoup de comptes-rendus et je connais tellement bien l’ADOS (Autistim Diagnostic Observation Schedule, ou Echelle d’Observation pour le Diagnostic de l’Autisme), que ça ferait que les résultats en seraient biaisés.
[16] Vingt ans plus tard est sorti un livre qui rend hommage à mon travail http://www.librosoa.unam.mx/handle/123456789/3409?fbclid=IwAR1pqYcxfyj4GJFMNmVZCy0HbwvGRt_uQo1dcT-cQLNube8SynVbBprwHYk
[17] Ce qui est vrai, d’une part parce que je masque beaucoup moins et d’autre part, parce que les traits autistiques ont tendance à augmenter avec l’âge.
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Claudie Gagné (dimanche, 02 avril 2023 13:13)
Bonjour Elisande,
Depuis plus d’un an que je vous lis, j’apprends beaucoup. À plus d’une reprise, j’ai eu l’impression que vos écrits s’adressaient directement à moi, une impression singulière pour quelqu’une qui s’est toujours sentie « alien », isolée, précaire et d’une extrême fragilité dans un monde soi-disant normal et dans toutes les sphères de sa vie.
Merci infiniment d’exister et de faire connaître votre regard unique. J’ai hâte de lire la suite, même si j’ai déjà, grâce à vos textes, le début d’un doute sur ma propre neuroatypie.
Merci encore.
Claudie
Elisende Coladan (dimanche, 02 avril 2023 15:32)
Merci pour vos mots.
Que le début du doute soit le départ d'une compréhension nouvelle de vous-même.